Jeux Nocturnes

Cela faisait des heures que le numéro vingt-cinq restait là, prostré dans l’un des coins d’une chambre, assis sur l’un des lits. Recroquevillé contre le mur, il s’occupait comme il pouvait durant la nuit artificielle. Les lumières ne s’étaient pas encore rallumés, mais cela ne le dérangeait pas. Les pupilles dilatées par l’obscurité, il s’entraînait à modeler des formes dans le mur. La seule occupation convaincante qu’il avait pu trouver à faire tout seul. Ce n’était certes pas très amusant, mais les lumières s’étaient éteintes depuis peu alors il avait encore beaucoup de temps à tuer tout seul. Beaucoup trop.

« Dame de pique. Roi de Carreau. Dix de Trèfle…»

À chaque nom de carte prononcée, il tentait de la reproduire en inscription dans le mur d’un mouvement de main en changeant légèrement son mouvement à chaque fois. Le résultat était grossier, et les cartes à peine reconnaissable. Cela le mettait en rage, et paradoxalement l’empêchait de s’améliorer.

« Alleez… Comment pourrons-nous jouer si les cartes sont indéchiffrables ? ... Oh, mais de toute manière, personne ne veut jouer, ils sont tous bien trop occupés à… »

Il jeta un coup d’œil aux autres lits, vides. C’était quelque chose de plutôt compréhensible, étant donné le fait que 25.5 ne dormait tout simplement jamais, qu’ils aient été désertés.

« …À ne pas être là… Ou à dormir.», finit-il comme si ce mot lui écorchait la langue.

Ses mains et son expression se crispèrent un peu. Être seul le dérangeait quelque peu, mais durant la nuit, il ne pouvait rien faire pour résoudre ça. De toute manière, tous restaient à végéter dans leurs lits la plupart du temps. Il devait simplement prendre son mal en patience. Le garçon continua ses essais, qui allaient de mal en pis, jusqu’à ce que la tâche qu’il venait de façonner dans le mur n’ait plus l’air que de coups de surins dans le mur. Pourquoi n’arrivait-il pas à reproduire ces fichues cartes ?! Pourtant, il les visualisait parfaitement. Il y avait déjà joué avec quelques fois. Le garçon émit un grognement, alors que sa queue s’agitait furieusement. Si ce n’était pas de sa faute, alors c’était de celle du mur ! Si même un mur se mettait en travers de sa route, ça n’allait pas être simple. Il scruta le béton d’un regard suspicieux, et le pointa d’un doigt.

« Alors comme ça, on refuse l’autorité suprême du Grand Alcibiade ? Vous allez voir ce qu’il vous en coûte. Un tel comportement est inacceptable ! Il faut se plier aux règles, sinon ce n’en sont plus ! »

Il posa alors sa gauche main sur le mur, et la contracta jusqu’à ce qu’en rompe une partie. Celle-ci n’avait aucune forme élaborée, un surin ressemblant vaguement à un silex préhistorique. Peu lui importait. Qu’il soit artistique n’était pas le but de sa démarche. L’important était que son arme possède un bout pointu. Il apposa son autre main, et commença à tenter de graver le dessin d’une carte de jeu sur le mur, lequel produisait un crissement suraiguë.
« …Puisque nous ne pouvons pas vous faire obéir, nous sommes bien obligés… D’utiliser quelques moyens archaïques, non ? Non ?! Grinça-t-il en augmentant la pression qu’il exerçait. Alleez, nous ne pourrons pas jouer si vous continuez vos caprices, crier ne servira à rien ! »
Sa queue fouettait l’air en tous sens, alors qu’il se déchainait sur le pauvre mur de Central. Le cobaye n’arrivait assurément pas à saisir pourquoi parfois il arrivait parfaitement à reproduire ses pensées, tandis que d’autres fois, le matériau se dérobait tout simplement à ses envies. Le garçon s’arrêta finalement, observant les éraflures qu’il avait faites au mur. Il se mordit les lèvres, et esquissa un sourire forcé en retenant sa frustration. Il devait simplement… Se calmer quelque peu. Personne ne voudrait jouer avec lui dans l’état où il se trouve. Ensuite, il réessayera de façonner ses propres cartes. Finalement, c’était sans doute mieux que personne ne soit là. Cela ne faisait pas longtemps qu’il avait été habilité à rejoindre les autres cobayes, il n’en connaissait que très peu, et la dernière fois qu’il ne s'était pas réfréné, ça… Il fronça légèrement les sourcils.
Encore une fois, Alcibiade se força à sourire. Il devait  penser aux jeux, et se calmer, c’était la seule manière de faire. Mais comment se calmer s’il ne pouvait pas jouer ? Il ne pouvait pas jouer sans se calmer d’abord... C’était un paradoxe terrible pour Alcibiade. Ce dernier laissa s’échapper un soupir désespéré et se tourna pour s’écraser dans le lit le plus proche, la tête enfouie dans le matelas et son arme toujours en main. Il pensait que ça serait plus drôle une fois qu’il aurait rejoint les autres, mais jusqu’à présent, ils avaient tous refusé lorsqu'il avait proposé de jouer. Pourtant, il n’avait rien fait de travers… Cette fois-ci, il reviendrait en force. Il leur apprendrait ce qu'est vraiment le jeu.

Le sommeil avait apparemment décidé de le fuir pour toujours, pensa Azkiel, enfoui sous le drap blanc de son lit comme les autres de son dortoir. Peut-être était-il destiné à rester au bord du coma cérébral pour le restant de ses jours.
En réalité il avait eu droit aux tests aujourd’hui, mais il n’avait pas trop compris ce que les scientifiques avaient voulu de lui. Depuis qu’ils connaissaient la dangerosité de son pouvoir ils hésitaient tout de suite un peu plus à le brusquer, le prenant un peu plus de considération qu’au tout début. Mais de quoi avaient-ils peur, qu’il les blesse ? Azkiel ne comprenait pas trop leur logique, il ne voyait pas pourquoi il ferait ça, c’était complètement stupide. Un coup à s’attirer des ennuis, une règle brisée, et sans raison apparente en plus. A moins que justement, il était censé y avoir une raison à ce qu’il le fasse ? Dans ce cas il ne savait pas laquelle. D’après eux, aurait-il dû rechigner à aller aux tests ? Mais, quelle idée, que voulaient-ils qu’il fasse d’autre ?
Bref, toujours était-il qu’ils avaient eu l’idée de lui piquer un produit dans le bras, sans que sur le coup il s’en soit particulièrement inquiété puisqu’en en général les effets étaient presque banals, or là…il l’avait carrément senti passer. Le bleuté avait eu l’impression que la douleur elle-même lui avait été injectée, et sûrement l’aurait-il comparée à une piqure de feu s’il l’avait connu. Alors sûrement par réflexe il avait déployé le quelque peu d’énergie qu’il gardait en stock pour s’en entourer comme d’une protection, instinctivement, mais dans sa détresse la matérialisation avait un peu dégénéré et il en perdit presque immédiatement le contrôle, produisant une légère onde de choc bleutée dans la salle. Techniquement ça n’avait rien détruit, juste bousculé les objets et ce qu’il y avait dessus, mais sûrement que se retrouver à terre avait dérangé les scientifiques puisqu’ils n’attendirent pas longtemps pour appeler les gardes en renfort, qui le neutralisèrent et l’embarquèrent dans une chambre annexe vide, fermée. Là, il en était resté complètement perplexe.
…quoi, ils l’isolaient ? Pourquoi ? Il n’avait rien fait, c’était leur faute ! Il avait pas fait exprès de leur abîmer leur salle, c’était eux avec leur seringue là, qui lui avaient fait mal ! C’est à ce moment que sa puce se décida à le picoter, entraînant un léger spasme dans son bras. Pris alors d’un sentiment d’injustice peu connu pour lui et d’un ras-le-bol soudain, il avait entouré son poing d’une aura bleue, avec tout ce qui lui restait, et donné un grand coup dans la porte. C’était pas forcément le truc le plus intelligent à faire, sur le moment, mais dans Central les enfants n’avaient pas beaucoup l’occasion de ressentir grand-chose, si ce n’était peut-être une sorte d’intérêt ou d’amusement quand ils faisaient quelque chose de relativement inhabituel, ou un peu d’anxiété ou de douleur quand les scientifiques faisaient des tests différents. Cette colère soudaine Azkiel ne savait absolument pas la gérer, ni même en comprendre grand-chose, alors tenter de la réfréner…
Néanmoins ça faisait au final assez mal, en fait, de taper dans une putain de porte en fer. Retirant son poing en grimaçant de l’encoche qu’il avait faite dedans à cause de son pouvoir, il avait grimacé puis soupiré, s’asseyant dans le fond jusqu’à attendre qu’on vienne le chercher. Ça faisait mal mais ça défoulait, au moins.
C’est comme ça qu’il s’était retrouvé ramené auprès des autres après avoir subi de soigneuses réprobations par un Adulte en blouse entouré de deux gardes vraiment grands, puis qu’on l’avait rebalancé auprès des autres.

On pouvait donc communément dire qu’il avait passé une journée de merde.

Et après cela, tous avaient été envoyés se coucher, et il avait choisi une salle au pif, comme d’habitude. Mais à partir de ce moment, impossible de dormir. La douleur pulsait régulièrement dans son bras gauche et sa main droite, avec laquelle il avait frappé la porte. Azkiel n’avait pour seules envies que de retirer ce truc qu’ils lui avaient mis et lui faisait si mal dans son bras, et que sa main arrête de le lancer. Ça plus ce sentiment qu’il n’arrivait toujours pas à digérer, c’était l’insomnie assurée. Poussant un énième soupir, il tenta à nouveau (vainement) d’oublier la douleur quand il entendit un crissement affreux provenir du couloir. Ça ne l’aurait pas spécialement intrigué s’il n’avait pas recommencé, accompagné d’une voix qu’il entendit soudain, sûrement parlant plus fort. Parfois, les autres cobayes faisaient des choses n’ayant pas beaucoup de sens comme ça, mais il y était du coup relativement habitué et n’y voyait pas la moindre anormalité. Ce genre d’actions étant courantes chez eux, leur normalité n’était plus tout à fait basée sur celle des gens dit « normaux » justement, ce qui renforçait le sentiment d’aliénage du personnel à leur égard d’ailleurs, mais passons. La possibilité de dormir en moins et une sorte de frustration collée au fond du ventre, Azkiel décida d’aller voir qui était donc celui ou celle qui avait décidé de se priver de sa nuit et partagerait sûrement la sienne, puisque rester là était inutile.

Repoussant son drap, il posa sans bruit la pointe de ses pieds sur le sol râpeux et froid, les observant quelques instants avant de se lever. Une sorte d’excitation mêlée à de l’hésitation se glissait insidieusement en lui, appuyant à la fois chacun de ses pas tout en les remettant en cause. Il faisait quelque chose d’interdit. Il était clairement stipulé que lui et les autres devaient dormir, durant la « nuit » qu’on leur offrait. Mais il ressentait là sa petite…vengeance, de ce qu’ils lui avaient fait avant. Vengeance. Concept qu’Azkiel avait toujours trouvé étrange, qui ne lui était même pas venu avec Hikari, mais qui ici prenait pour lui d’un coup tout son sens. Les chambres étaient éteintes mais le couloir lui, jamais, l’incitant à progresser doucement jusqu’à l’endroit d’où il lui semblait entendre encore quelques vagues bruits. Enfin il arriva devant la salle en question, et s’étonna un peu du fait qu’elle soit en bout de couloir, et surtout vide. Il n’y avait pas autant de lits que dans les autres dortoirs, et tout le monde semblait l’avoir désertée. Sa main blessée posée contre l’encadrure de l’entrée, son regard bleuté en observait les détails à peine éclairés par la lumière provenant du couloir, s’arrêtant sur des sortes de marques étranges dans le mur de gauche, puis remarquant quelque chose sur un des quelques lits qui traînaient non loin. Ah, voilà peut-être le fameux éveillé qui…ne semblait pas très éveillé. Azkiel hésita un instant à retourner dans son lit, qui devait encore être chaud. Ses pieds nus commençaient à geler un peu, sur ce sol froid, et finalement l’autre avait dû avoir sommeil. Une petite pointe de déception en lui, il avança néanmoins juste pour s’appuyer entièrement contre le bord du mur, posant son autre main dessus. Il avait juste envie…d’essayer. Au cas où. Sa voix chuchotante tremblait à peine.

« …hé »

Alcibiade remua une aigrette, semblant discerner un bruit dans le couloir. Nan, c’était impossible, il le savait bien. Tout le monde… dormait, à cette heure-là. Il remua un peu dans le lit en gémissant, et tourna la tête vers l’entrée de la chambre. Alcibiade s’ennuyait ferme, mais il n’avait rien à faire et personne avec qui jouer. La nuit était le pire moment de la journée. Les yeux à peine ouverts, il resta là quelques instants avant d’apercevoir une forme qui se détachait de celle de l’entrée. À cause du contraste, il n’arrivait pas à déterminer s’il connaissait déjà la personne, mais ce n’était pas là que se posait la question.  Est-ce qu’il rêvait, est-ce qu’il avait mal vu ? Un chuchotement lui répondit que non, qu’une personne s’était réellement levée en pleine nuit pour venir le voir, lui. Un immense sourire fit alors immédiatement son apparition sur son visage, et il passa de la position allongée, les pieds trainant au sol en dehors du lit, à celle debout en un instant. Quelqu’un. C’était quelqu’un. Ses doigts jouaient légèrement sur le surin. Cette fois, il devrait tout faire pour le faire jouer. Tout ce qui est en son pouvoir. Et s’il ne voulait pas, il l’obligerait. S’il était venu, c’était qu’il aimait les jeux, non ? Les bras grand ouverts comme pour l’accueillir, il commença son speech.

« Te voici ici, cobaye, dans la cellule du grand Alcibiade ! La cellule des jeux et de l’amusement ! Si tu te trouves ici, c’est que tu n’as laissé le sommeil gagner contre toi. Tu as ainsi rempli la première condition pour gagner ta place au sein de cette cellule. La prochaine étape est de jouer avec nous, … »

25.5, reprenant son souffle, le doigt tendu vers son interlocuteur, allait prononcer le numéro de celui-ci, avant de se souvenir qu’il ne le connaissait pas. Il pencha la tête sur le côté d'une moue interrogatrice. Le garçon s’avança alors à grand pas en sautillant, faisant voler ses cheveux duveteux fraichement coupés jusqu’à qu’il arrive à sa hauteur, les mains derrière le dos. Enfin, arriver à sa hauteur n’était pas tout à fait exact. Le cobaye en question faisait aisément une tête de plus  que lui. Alcibiade examina le tatouage de son interlocuteur, les yeux pile au niveau de celui-ci.

«… Oooh, numéro deux, et cinq ! Mais nous, nous avons un cinq de plus sur le nôtre ! Et il n’est rien qu’à nous, pas question de le prêter ! »

Finit-il finalement sa tirade en exhibant son tatouage. Il passa ensuite derrière 2.5, et le poussa pour le forcer à rentrer dans la chambre.

« Mais trêve de bavardage, jouons ensemble ! Cela doit faire une éternité que nous n’avons pas joué ! »

Alcibiade sauta à cloche-pied pour le contourner, son immense sourire sur les lèvres. Tant qu’il pourrait jouer, tout irait bien. Le garçon s’arrêta soudainement sur un pied, son sourire disparu, et se laissant entrainer par son élan, en tomba presque à la renverse. Il ne semblait pourtant pas vraiment y prêter attention, trop absorbé par ses pensées. Il avait complètement oublié. Il n’avait rien pour le faire jouer, pas de cartes ! Qu’est-ce qu’il pouvait faire ?! Réfléchis, Alcibiade, réfléchis. Il fallait qu’il trouve quelque chose. Ils pouvaient… Ils pouvaient… Une sorte de terreur s’empara de lui. Il n’avait pas appris beaucoup de jeux, et ils nécessitaient presque tous des cartes. Il ne savait pas quoi faire sans utiliser son pouvoir, mais celui-ci ne voulait pas se plier à lui. Il avait tout ce qu’il fallait, de la place, quelqu’un avec qui jouer, mais aucun jeu ! Comment était-ce possible ?!
Alcibiade observa 2.5 du coin de l’œil, ses aigrettes en arrière et de nouveau un sourire sur la figure. Un sourire nerveux.

« Oh, mais 2.5, nous… Nous n’avons pas de jeu en réalité, pour le moment… » Bégaya presque le cobaye.
Il était bien obligé de le lui avouer. Il venait de perdre la seule personne venue pour jouer avec lui…

«  …Et tout cela à cause de ce stupide MUR. »

Il lança rageusement son arme vers le mur, contre lequel elle rebondit en cliquetant avant de s’écraser un peu plus loin.

« Pourquoi est-ce que ces murs existent, de toute manière ?!  Sans ces murs, nous serions… Nous serions… » Alcibiade finit sa phrase dans un grommellement furieux. Il n’avait aucune idée de ce qu’il y aurait sans mur en réalité. « Peu importe ! Nous serions beaucoup mieux sans, c’est tout ! »

Il savait bien que c’était inutile, mais qu’est-ce qu’il pouvait faire d’autre que s’énerver, s’il ne pouvait pas jouer ? En quelques pas confus, il se retrouva dos à son lit de toute à l’heure, contre lequel il se laissa tomber. Il laissa son regard parcourir le plafond vide, et se mordillait les lèvres pour rester serein. Il resta ainsi quelques instants avant d’avoir une illumination.

« Oooh ! Mais bien sûr ! »

Alcibiade se releva d’un bond, les dents découvertes en un immense sourire, pour s’asseoir en tailleur sur le lit.

« Tu dois connaître des jeux également ! Sinon comment t’occuperais-tu toute la journée pour ne pas devenir fou ?»

A peine avait-il chuchoté que l'autre enfant s'était relevé, d'un bond, ce qui ne manqua pas de le faire sursauter, avant de l'accueillir dans ce qu'il appelait "la cellule du grand Alcibiade". Azkiel n'avait pas la moindre idée de ce qu'était le grand Alcibiade, mais il n'eut pas réellement le temps de s'attarder dessus avec l'autre excité qui lui sautillait autour. Il parlait vite, et la pointe de stress d'Azkiel n'était pas encore tout à fait retombée, si bien qu'il ne comprit pas vraiment tout ce qu'il lui dit ; il avait semblé s'attarder sur son numéro, avant d'exhiber le sien, où le bleuté put reconnaître avec un léger étonnement un nombre presque identique au sien, puis se fit pousser vers l'intérieur de la chambre.

« Mais trêve de bavardage, jouons ensemble ! Cela doit faire une éternité que nous n’avons pas joué ! »

...joué ? Le numéro deux cinq point cinq...Azkiel fronça les sourcils. Non, ça ne se disait sûrement pas comme ça, il savait que les nombres avaient tous un nom différent quand ils étaient combinés, sans point pour les séparer, mais il n'avait aucune idée de celui du deux puis du cinq à la suite. Plus exactement il ne savait compter que jusqu'à onze, ce qui ne l'avait pas gêné jusque-là, mais pour le coup maintenant ça l'embêtait. Il ne pouvait pas l'appeler Quelque-chose point cinq quand même...
En tout cas, il voulait jouer ? Mais pourquoi, ils n'étaient que deux et...

« Oh, mais 2.5, nous… Nous n’avons pas de jeu en réalité, pour le moment… »

Azkiel constata en refixant son attention sur son camarade nocturne que son attitude avait totalement changé entre temps, comme s'il était soudainement plus nerveux, embêté. Était-il réellement aussi embêté simplement parce qu'il n'avait pas idée de jeu ? Azkiel n'avait de toute manière pas l'habitude de jouer, alors il ne savait pas trop ce qu'il devait faire en conséquence et ça l'arrangeait pas mal.
Le cobaye observa d'un air assez blasé Quelque-chose-point-cinq commencer à partir dans une plainte envers les...murs, après tout pourquoi pas hein, avant de considérer ce qu'il disait. Qu'y aurait-il, sans les murs ? Une pièce immense ? Mais il fallait bien quelque chose pour soutenir le plafond, sans quoi tout s'écroulerait...mais si tout s'écroulait, que deviendrait cet endroit ? Un endroit immense ? C'était une pensée un peu perturbante pour Azkiel, d'imaginer une pièce encore plus grande que la cantine, qui était l'actuel endroit le plus spacieux qu'il connaisse. Finalement cette idée lui fit un peu peur, les murs avaient quelque chose de rassurant, ils délimitaient leur vie, l'empêchant de partir dans tous les sens. Un monde sans murs serait sûrement très stressant.

« Oooh ! Mais bien sûr ! Tu dois connaître des jeux également ! Sinon comment t’occuperais-tu toute la journée pour ne pas devenir fou ? » renchérit l'autre cobaye aux cheveux blancs en sautant sur un lit.

S'il connaissait des jeux ? La question fit un blanc dans la tête du jeune cobaye.

« Non. Je n'ai pas vraiment l'habitude de jouer, en général j'aide les petits frères qui ne connaissent pas beaucoup de choses en leur apprenant. »

Néanmoins la question des murs restait dans la tête d'Azkiel. Il observa quelques instant l'enfant en face, et le trouva plutôt indépendant pour son âge. Il avait un nombre à deux chiffres, qui commençait par deux en plus, ce qui montrait qu'il était assez jeune au final, mais il semblait tout à fait à l'aise. Alors, peut-être Azkiel pouvait tenter d'échanger avec lui ? Les autres ne savaient en général pas très bien parler, du coup c'était difficile de faire autre chose avec eux que leur apprendre. Il n'y avait aucune organisation chez eux, tout le monde faisait un peu ce qu'il voulait sans qu'il y ait concertation quelconque, du coup les vieux traînaient pas particulièrement avec les autres vieux, ni même vraiment avec les mêmes autres personnes en général. Ils étaient tous les mêmes, tous vivant dans cette bulle, et peu se démarquaient des autres aux yeux de chacun. Il y avait bien eu Hikari fut un temps mais...les sourcils du bleuté se froncèrent à sa simple pensée. Non, ce n'était pas le moment.
Celui-là était un peu étrange, à être aussi excité, et avait l'air de faire actuellement fixette sur le jeu, mais s'il se formalisait sur ça avec les autres enfants de Central...toujours était-il qu'il l'intéressait, et il se demanda s'il pouvait se lier avec lui.

« Qu'est-ce que tu penses qu'il y aurait, sans les murs ? »

Il ne pouvait que parler avec lui pour le savoir.

« Non. Je n'ai pas vraiment l'habitude de jouer, en général j'aide les petits frères qui ne connaissent pas beaucoup de choses en leur apprenant. »
La réponse de 2.5 étonna Alcibiade au plus haut point. Il ressentit aussi une pointe de déception lorsque l’autre  annonça qu’il ne connaissait pas de jeu, mais sa curiosité avait pris le dessus.  Il fut tout d’abord intrigué par le fait qu’il n’avait jamais imaginé que quelqu’un puisse s’occuper autrement qu’en jouant. Cela avait toujours été la seule activité intéressante qu’il avait pu faire, et il en avait présumé qu’il en était de même pour les autres. Était-ce également intéressant d’apprendre quelque chose à… un petit frère ? Alcibiade fut en second intrigué par ce terme, tant et si bien que ses aigrettes tressaillirent à sa prononciation. Il lui semblait l’avoir entendu de la bouche d’un autre cobaye, mais il n’avait jamais vraiment cherché à apprendre sa signification. Sa réutilisation relançait sa curiosité. Vu la signification de la phrase, cela ne pouvait désigner que des gens, et comme les adultes au contraire étaient généralement assez cultivés, le champ se réduisait aux autres cobayes. Mais alors, qu’elle était la différence entre ces termes-là ? Il n’en avait pas la moindre idée. Le concept de famille était inexistant chez Alcibiade, alors celui de fratrie en restait tout aussi éloigné.
« Qu'est-ce que tu penses qu'il y aurait, sans les murs ? »
Alcibiade, de nouveau ses yeux ambrés écarquillés posés sur 2.5, était complètement dérouté. Il avait dit ça dans un accès de colère, mais il n’avait jamais songé réfléchir sérieusement à la chose.  Alcibiade n’était encore jamais sorti à l’extérieur. Il ne saurait même pas quoi  se représenter à la place de murs ou de plafonds. Ils étaient les seules choses qui pouvaient remplir leurs fonctions. Il pencha la tête sur le côté à la fois pour réfléchir et de confusion.

« En réalité nous ne savons pas…vraiment, pas. En fait, nous n’arrivons pas à nous l’imaginer…. » Il se gratta un peu la joue en détournant le regard, un peu gêné. « Enfin, il n’y a pas si longtemps, nous croyions qu’il n’existait qu’une seule pièce… Enfin bien sûr il y avait les autres qui venaient de temps en temps, mais nous ne nous posions pas vraiment la question…»
Il reprit un sourire et mima quelques-unes de ses paroles avec ses mains avec un soudain enthousiasme, peu avare de mouvement.

« Mais tu sais, ça a été une grooosse surprise quand ils ont dit qu’il y avait d’autres sujets dans d’autres pièces ! Alors dès que nous avons su, nous avons fait pleins d’efforts ! Nous savions que s’ils nous "jugeaient apte", nous pourrions ! Il y avait des tests vraiment  compliqués mais nous avons réussi à passer ! S’exclama-t-il avec une pointe de fierté, sa queue duveteuse remuant derrière lui. Mais maintenant c’est les murs ne veulent pas nous aider à jouer ! Alors sans mur... Ah ! Derrière ce mur, il y a une pièce, non ? Alors derrière l’autre mur il y a une autre pièce, alors si on retirait tous les murs, alors il y aurait pleiins de pièces plus vraiment pièces ensembles !  Mais alors… Quel est la limite ? Oh, ça pourrait être amusant de le tester ! Peut-être  que nous pourrions y arriver, enlever les murs ! Peut-être pas tous, mais une partie ! Enfin, nous ne savons pas si nous serions assez habiles pour ça, … »
Continua-t-il à s’enthousiasmer. Il s’interrompit finalement un instant, avant d’abandonner son projet avec amertume.
« … De toute manière c’est sans doute contre les règles…  Toutes les choses amusantes sont contre les règles… »
Bien sûr, pour Alcibiade la définition d’amusant était probablement différente de celle du commun des gens, et rimait généralement avec dangereux et inconscient ou parfois même immoral, cruel ou sadique. Sans jeu sous la main il se sentait plutôt démuni, sans but, et de fait étrangement calme. En fait, l’adjectif qui pourrait le définir le mieux à ce moment précis, serait vide. Il avait perdu son emportement en étonnement, et n’avait plus rien à faire ni personne à chercher avant que le jour soit déclaré. Parler était assez paisible mais également assez étouffant pour lui. Pas que cela le dérange de le faire, mais il avait parfois du mal à trouver les mots qui collaient le plus à sa pensée, et réutilisait la plupart du temps des formules ou des compositions syntaxiques de phrase déjà entendues dont il échangeait simplement des mots selon ses besoins. Cette technique avait pour avantage de faire facilement illusion, mais lui demandait beaucoup de concentration. Enfin, il n'avait rien à faire d'autre que parler pour le moment, puisqu'il n'avait pas de jeu. Les mains croisés, il faisait jouer ses doigts, l'air de s'ennuyer quelque peu. Il tentait de trouver un nouveau sujet de conversation, lorsque les petits frères lui revinrent à l'esprit. Il reprit alors un sourire et leva l'index.

« Mais plutôt que de parler de murs et de questions improbables,  apprend-nous plutôt ce que tu veux désigner par petits frères ! »

L'autre sembla légèrement embêté par sa question, et sa réponse confirma à Azkiel qu'il n'avait pas encore passé assez de temps ici pour se soucier des choses qui l'affectaient lui aujourd'hui. Il avait aussi passé beaucoup de temps à se contenter de faire, de suivre, de voir sans regarder, mais depuis peu il en venait à se poser des questions auxquelles il n'était pas habitué. En revanche, il fut un peu étonné par la suite.

« Mais tu sais, ça a été une grooosse surprise quand ils ont dit qu’il y avait d’autres sujets dans d’autres pièces ! Alors dès que nous avons su, nous avons fait pleins d’efforts ! Nous savions que s’ils nous "jugeaient apte", nous pourrions ! Il y avait des tests vraiment  compliqués mais nous avons réussi à passer ! »

Au fil des mots Azkiel s'étonna de ce qu'il lui racontait : il n'avait pas été avec eux depuis son "arrivée" ? Généralement les autres ne subissaient que quelques tests de départ, puis étaient lancés parmi les autres.

« Mais maintenant c’est les murs ne veulent pas nous aider à jouer ! Alors sans mur... Ah ! Derrière ce mur, il y a une pièce, non ? Alors derrière l’autre mur il y a une autre pièce, alors si on retirait tous les murs, alors il y aurait pleiins de pièces plus vraiment pièces ensembles !  Mais alors… Quel est la limite ? Oh, ça pourrait être amusant de le tester ! Peut-être  que nous pourrions y arriver, enlever les murs ! Peut-être pas tous, mais une partie ! Enfin, nous ne savons pas si nous serions assez habiles pour ça… »

Ça rejoignait globalement son idée, mais le concept d'essayer le surprit. Ce n'étaient que des hypothèses, mais ce cobaye prévoyait réellement de tenter le coup ? 2.5 suivait les mots du gamin aux cheveux blancs en essayant de comprendre un peu ce qu'il était. Quarantaine au début, et...oh dieux, il était stupide. Deux-cinq-point-cinq, le point cinq à la fin t'en fais quoi ? Alors, c'était un camarade de sa trempe ? Il n'y avait pas beaucoup de .5, ce qui était rassurant. Ils étaient un peu plus sèchement surveillés que les autres et le bleuté n'aimait pas ça.

« … De toute manière c’est sans doute contre les règles…  Toutes les choses amusantes sont contre les règles… »

Ah, bon, il n'était pas si inconscient que ça. Mais en avait-il le pouvoir, alors ? L'idée que ce frère à l'allure si vivante et inoffensive pouvait avoir une aptitude aussi destructrice que la sienne soulevait un sentiment qu'il ne connaissait pas au fond de lui. Puis l'autre leva un doigt et le regarda en souriant.

« Mais plutôt que de parler de murs et de questions improbables, apprend-nous plutôt ce que tu veux désigner par petits frères ! »

Il parlait beaucoup. Azkiel s'étonna qu'il ne connaisse pas le terme "petit frère", il était pourtant assez utilisé par les autres, était-il possible qu'il ait réussi à ne jamais l'entendre ? Il recula jusqu'à s'adosser au mur derrière lui, les mains rangées dans le bas de son dos. C'était peut-être à cause de sa quarantaine. Alors il fallait l'expliquer...mais quels mots utiliser pour ça ?

« "Frères" nous définit nous, sans les Adultes. Que les enfants. Il vient de nous-même. Moi et un autre l'avons entendu de la bouche d'un gardien, et il a accepté de nous expliquer, apparemment c'est un morceau de quelque chose appelé "famille". Ça, on a pas trop compris, mais je crois que ça définit un peu tout le monde. On est frères quand on vient d'un même endroit particulier, et comme nous venons tous de la machine, on s'est dit que ça marchait. »

Était-ce assez ? Azkiel hésita avant d'ajouter :

« Petits frères parce que je suis l'un des plus anciens, alors je suis plus grand. Tous les autres sont des petits frères pour moi, puisque nous ne connaissons pas le matricule 1. On m'appelle parfois grand frère, pour l'inverse. »

Le bleuté pencha un peu la tête sur le côté, espérant que ça suffise. Parler trop longtemps le stressait un peu, il avait l'habitude de raconter des choses depuis le temps qu'il était là, mais souvent les autres avaient du mal à le suivre du coup, et qu'ils ne comprennent pas ce qu'il dise le dérangeait. Ça insinuait l'idée qu'il n'était pas comme ses frères, puisqu'ils ne le comprenaient pas. Mais s'il n'était pas comme eux, il n'était rien de connu, et surtout seul, et ça il ne voulait pas. Il était un Frère, point.

Alcibiade écouta  avec intérêt Azkiel, sans bouger, sans parler. Il le regarda dans les yeux pendant toute l’explication, d’abord avec un léger sourire, puis avec un air concentré sur le visage, ses aigrettes relevées. Toute son attention était focalisée sur ses paroles, et ce même si une partie de son esprit hurlait toujours de désespoir au fait de ne pouvoir jouer. Ce n’est qu’une fois qu’il eut fini qu’il réfléchit dessus. Il baissa la tête avec un air contrarié. Il avait à peu près compris la chose et d’autres qu’il avait évoquées, et expliquée comme telle elle paraissait logique, mais quelque chose clochait quelque part. Il ne possédait pourtant pas vraiment quelque chose pour objecter 2.5, c’était une impression plutôt vague. Il se repassa alors les détails de l’explication qui l’avaient marqué. Famille… Non, ce n’était pas ça. Ce qui lui avait fait se poser le plus de questions était autre chose. Il resta quelques minutes à réfléchir sur le problème, les bras croisés, tentant de le décortiquer de façon analytique, comme les règles d’un jeu. À quoi correspondait-il ? Le blanc releva finalement les sourcils, puis la tête, ses grands yeux ambrés plantés dans ceux d’Azkiel.

« Mais 2.5, ça ne va pas.  Nous ne sommes pas frères. Nous n’avons rien en commun.»

Il avait prononcé ces mots immédiatement après qu’il les ait pensés, avec une réelle ingénuité. Son ton faisait considérer ça comme une évidence, une vérité pourtant flagrante pour lui.  Il ne se rendit qu’il venait de le dire à voix haute qu’après, alors qu’il allait continuer, et lâcha un « Ah » confus. Il avait déjà contredit un adulte qui venait de lui apprendre quelque chose une fois, et il s’était fait salement réprimandé. Il ne savait pas s’il en serait de même cette fois-ci, mais il ne voulait pas mettre en colère la seule personne disponible au jeu à cette heure de la nuit. Cela lui avait d’ailleurs pris un temps infini de comprendre le concept des émotions, et il n’avait toujours aucune idée de comment les décrypter sur les gens. Lui-même les ressentait pourtant, mais sans y penser ou n’y avoir jamais réfléchi, alors il n’avait même pas eu l’idée de mettre un nom à ces états d’esprit. Pour tenter de deviner, comme pour les paroles, il se référait aux schémas qu’il connaissait déjà en partant du principe qu’à chaque situation, chacun réagissait de manière identique. Puisque l’adulte l’avait puni, la réponse la plus logique était qu’il était en colère et donc que 2.5 le serait également vu qu’il s’agissait du même schéma. Soudainement embarrassé, il leva les mains, paumes ouvertes, et commença à les bouger dans tous les sens pour s’expliquer. Alcibiade avait également ouvert la bouche à la recherche de quoi dire, mais il avait totalement perdu sa concentration et n’arrivait plus à rien trouver de compréhensible à dire. Alors il bafouillait quelques mots énigmatique en reculant petit à petit, et s’agita tant qu’il finit par en perdre l’équilibre, tomba en arrière et se cogna la tête contre le mur avant de se retrouver dans l’interstice entre le lit et le mur, la tête la première contre le sol. Un petit cri de douleur se fit entendre, puis un bref moment de silence.

« Ahaaow… Depuis quand le sol est-il si duuur ?...Grmbl, saleté de mur qui se venge de nous... Se plaignit-il en se frottant la tête, avant de la tourner. Ah, mais, il y a des trucs sous le lit ! … En bougeant un peu… »

Il se tortilla jusqu’à se retrouver dessous, d’où il attrapa quelque chose : « Eh, eh, 2.5, avons trouvé un truc ! Qu’est-ce que c’est ? Nous n’avions jamais vu ça ! C’est… C’est… supeaaa…  Aaah… Aaaptichou ! Aaaah !»

Alcibiade se cogna la tête contre le sol en éternuant, et se releva soudainement avec frayeur, renversant le lit par la même occasion. Il louchait avec  effarement sur son nez. Décidément, il n’arrêtait pas de découvrir de nouvelles choses… Il n’en demandait pas moins et en sourit d’autant plus. Cela ne semblait pas vouloir recommencer, cependant.
Dans ce cas, la véritable question restante était de savoir que faire de ça. Il observa  2.5 à nouveau et se remémora le fait qu’il devait être en colère pour tout à l’heure. Et de ce qu'il savait, s'il l'était, il n'allait pas pouvoir le faire jouer.
… Que pouvait-il faire pour qu’il ne le soit plus ? Il était prêt à faire ce qu’il pouvait pour ne pas perdre sa compagnie de la nuit, mais il ne savait pas vraiment comment il fallait faire pour calmer quelqu'un. Jusque-là il n'avait jamais vraiment tenté bien qu'il l'ai déjà vu faire. Peut-être…  Son regard fit plusieurs allers-retours entre 2.5 et sa magnifique découverte avant qu’il n’ait une révélation.  Il mit ses mains derrière son dos, et marcha nonchalamment en direction de 2.5, tentant de paraître naturel et sûr de lui.


« Oh, mais 2.5… huum… Ne t’inquiètes pas, nous allons réfléchir à cette histoire de frères… et de… famille ? Hein. Ah, ah ah. Après tout, tu es le sujet numéro deux, ça fait longtemps  que tu es dans….. » Il s’arrêta un instant pour réfléchir soudain, et fronça les sourcils prit d’un doute, puis reprit avec un léger sourire. Alcibiade avait vraiment du mal, même pour juste simuler, à interpréter ce qu'était la fraternité.

« … Ici. Et puis ça a dû être dur pour toi, de vivre, sans jeu, tout ça, tout ça…. Tiens, nous te cédons cette superbe découverte, à condition que tu viennes jouer avec nous dès que nous le pourrons, bien sûr.»

Il prit la main d’Azkiel et lui mit le précieux mouton de poussière qu'il avait récupéré en guise de pot-de-vin avant de la lui refermer. Alcibiade le regarda, avec un certain espoir et un sourire forcé qui se voulait sans doute d’inspirer la confiance, et qui se transformait en une grimace embarrassée au fur et à mesure qu’il remettait en question son mode de compréhension des gens.

« …Tu…. es en colère, n’est-ce pas ? »

Il aurait sans doute fallut poser la question avant de mettre en place cette mascarade. Au moins il n'aurait peut-être pas eu à céder son mouton.

Il le fixait sans rien dire, depuis qu'il avait terminé son espèce d'explication. Est-ce qu'il n'avait véritablement pas compris ?

« Mais 2.5, ça ne va pas.  Nous ne sommes pas frères. Nous n’avons rien en commun.»

Azkiel fronça les sourcils à cette phrase. Deux-cinq-point-cinq avait répondu ça spontanément, et semblait apparemment embêté par cela. Comme embarrassé par sa propre phrase, il s'écarta de lui en reculant avec diverses réactions s'enchaînant sans qu'il n'en comprenne une seule. Il ne comprenait plus ce qu'il racontait et était toujours bloqué sur sa phrase. Quel était cet argument ? Qu'est-ce qu'il voulait avoir en commun pour être frère, ça n'avait aucun rapport, il suffisait qu'ils soient nés du même endroit, les Adultes utilisaient le mot mère pour ça. Ce mot le perturbait, d'ailleurs. De leur bouche ça semblait être une personne, mais l'endroit qui les avait fait naître n'en était pas une, alors à moins qu'il se trompe et qu'en fait ça désignait bel et bien...ici, ce terme lui paraissait inadapté. Peut-être devrait-il en parler à quelqu'un d'autre. Avoir un véritable mot pour désigner ici serait pratique, il se rendait souvent compte depuis peu qu'il lui manquait pour certaines phrases. Ce qui était bizarre avec le langage, c'était que plus on l'utilisait, plus on avait besoin de mots. Avant il n'avait pas de problèmes à ne pas avoir ce mot, mais maintenant il avait l'impression que ça rendait toutes ses pensées boiteuses.
Soudain le cobaye aux cheveux blancs se gamèla sur un lit et se retrouva coincé entre celui-ci et le mur. D'un air toujours aussi blasé que depuis qu'il était là, Azkiel l'observa se dépêtrer pour en ressortir.

« Ahaaow… Depuis quand le sol est-il si duuur ?...Grmbl, saleté de mur qui se venge de nous...ah, mais, il y a des trucs sous le lit ! … En bougeant un peu… »

Ce frère-là semblait avoir un gros problème de concentration, entre perdre tous ses moyens mais surtout ses mots en pleine conversation sans la moindre raison, puis réussir à se prendre un lit, se faire mal, et finalement farfouiller sous ledit lit en oubliant complètement la situation précédente, il faisait fort. Quand les autres enfants étaient jeunes ils avaient parfois des réactions mal gérées ou des réflexes étranges. Entre eux ils avaient donné un mot d'Adulte pour nommer ça, "ladaptation". En vrai ils ne savaient pas trop ce que ça voulait dire, mais un jour un Adulte en blanc avait répondu quelque chose du genre à une question qu'il lui avait posée.
Il avait remarqué qu'en grandissant ils se stabilisaient et arrivaient à comprendre plus de choses, mais la raison lui échappait un peu, mis à part ça et la taille il n'y avait aucune différence entre les anciens et les nouveaux. Tous étaient habillés pareil, mangeaient la même chose, faisaient les mêmes choses. Alors il avait demandé à cet Adulte pourquoi, ce à quoi il avait rit et lui avait dit "C'est ladaptation.".
Ce mot chelou était resté incompréhensible auprès d'eux, mais au final ils l'utilisaient quand même.
Bref, tout ça pour dire que si d'apparence le petit frère semblait stable comme un ancien il était probablement encore assez jeune pour ne pas être entièrement sortir de sa ladaptation.

Entre temps, pendant qu'il s'était perdu dans ses pensées il lui avait apparemment trouvé un truc sous le lit, avant de se repointer devant lui d'un air qui se voulait naturel. Mais il était très mauvais acteur.

« Oh, mais 2.5… huum… Ne t’inquiètes pas, nous allons réfléchir à cette histoire de frères… et de… famille ? Hein. Ah, ah ah. Après tout, tu es le sujet numéro deux, ça fait longtemps  que tu es dans… »

Il sembla réfléchir un instant, mais le bleuté essayait plutôt de deviner ce qu'il avait pu trouver sous le lit que de suivre véritablement ce qu'il essayait de dire. Un insecte ? Un morceau d'habit ?

« … Ici. Et puis ça a dû être dur pour toi, de vivre, sans jeu, tout ça, tout ça…. Tiens, nous te cédons cette superbe découverte, à condition que tu viennes jouer avec nous dès que nous le pourrons, bien sûr. »

Encore son histoire de jeu ? Il suivit des yeux sa main se faire attraper par son camarade nocturne, avant d'y découvrir de la poussière. Ah. Heureusement qu'il n'avait pas pris la main qui lui faisait mal. Relevant le regard vers celui de deux-cinq-etc, il s'étonna de le voir essayer de sourire mais d'un air un peu bizarre.

« …Tu…. es en colère, n’est-ce pas ? »

...quoi, pourquoi il serait en colère ? Avait-il seulement l'air en colère ? Certes il ne souriait pas, mais de là à penser qu'il serait fâché... Azkiel resta quelques secondes silencieux, ne sachant pas du tout quoi répondre.

« ...non. »

Bon. Voilà.
...quoi c'était la vérité, il ne l'était pas, il allait pas dire le contraire ! Que rajouter de toute façon ? Fallait-il seulement rajouter quelque chose ? Relevant un peu la main et dirigeant ses iris bleues vers le petit rassemblement de poussière blotti dedans, il le détailla vaguement. Ça n'avait pas vraiment de forme, et n'avait rien de plus en son sein que des fils/poils gris. Mais n'avait-il pas dit qu'il lui donnait ? Alors, c'était un cadeau ?

« Mais merci. »

On lui avait appris que la procédure du cadeau impliquait un remerciement. Quoique, il lui avait demandé quelque chose en échange, l'histoire de jouer avec lui...était-ce réellement un cadeau alors ? Le mot lui était inconnu dans ce cas, mais ça consistait quand même à se donner quelque chose...bordel de concepts mal foutus. Tant pis, au pire sa réponse fonctionnait quand même.

Dans tous les cas, debout contre le mur de cette pièce sombre, avec un morceau de poussière dans la main et un petit frère peu habituel en face, il ne savait pas trop ce qu'il faisait.

Le visage d’Alcibiade se décomposa d'autant plus devant la réponse du "grand frère ".

« … Heiiin ? Vraiment ?! Même juste un petit peu ?»

Il était à la fois déconcerté, déçu et légèrement contrarié. Est-ce qu’il disait ça juste pour le contredire ? Il devait dire ça pour le contredire, bah oui, après tout la dernière fois l’adulte s’était bien clairement énervé. À part si c’était quelque chose de différent ? Oui enfin, si après ils changeaient tout le temps il n’y comprenait plus rien. Il prit une moue pensive, et fronça les sourcils. Ses aigrettes se tournèrent sur le côté.

« … Non attends, 2.5 ne doit rien dire. »

Alcibiade venait d’avoir une idée. Il tendit les mains en direction du visage de 2.5 et attrapa les joues du cobaye pour les tritura dans tous les sens jusqu’à obtenir un semblant de sourire. Alcibiade semblait prendre son exercice très au sérieux et affichait une mine concentrée.

« …. Content ? »

25.5 continua à tenter différentes positions jusqu’à s’arrêter à une position basse qui donnait au cobaye un air encore plus blasé que celui qu’il avait arboré jusque-là.

« Pas Content ?... »

Alcibiade se souvenait qu’il y avait aussi quelque chose avec les sourcils, il rendit alors leur liberté aux joues rouges de 2.5 et se mit sur la pointe des pieds. Il appuya sur le dessus des sourcils du cobaye pour les froncer. C’est alors qu’il ressortit un sourire triomphant en laissant finalement le visage de 2.5 tranquille.

« Tu étais en colère en tout cas ! Conclut-il en croisant les bras. 2.5 a froncé les sourcils lorsque nous avons prononcé notre phrase, et c’était ce qu’avait fait un autre alors qu’il était clairement en colère ! Donc 2.5 était en colère à cause de notre réponse insolente et effrontée !  2.5 ne devrait pas mentir comme ça à un autre sujet ! »

Il acheva son raisonnement en agrandissant encore son sourire, une lueur de défi dans ses yeux ambrés plantés dans ceux de 2.5, fier de son raisonnement. Depuis le début de la conversation c’était toujours Azkiel qui montrait qu’il était le plus vieux et donc le plus cultivé, alors c’était une victoire personnelle d’Alcibiade que de pouvoir lui tenir tête.

« … Non attends, 2.5 ne doit rien dire. »

...que. Mais, mais m'enfin, mais que faisait cet enfant ?

« …. Content ? »

...mais qu'il arrête de lui tirer les joues dans tous les sens, nom d'un cobaye ! Sans qu'il ne comprenne pourquoi, deux-cinq-point-cinq s'était mis à lui tripatouiller la tronche, ce à quoi Azkiel ne savait pas vraiment comment réagir. Apparemment l'autre enfant avait du mal avec les...réactions ?

« Pas Content ?... »

Oui enfin c'était pas trop une raison quand même, on touchait pas de cette manière le visage des autres, c'était désagréable. Il commença à lever les mains pour l'arrêter quand il s'attaqua à ses sourcils, mais ce fut à ce moment que le plumeux arrêta.

« Tu étais en colère en tout cas ! 2.5 a froncé les sourcils lorsque nous avons prononcé notre phrase, et c’était ce qu’avait fait un autre alors qu’il était clairement en colère ! Donc 2.5 était en colère à cause de notre réponse insolente et effrontée ! 2.5 ne devrait pas mentir comme ça à un autre sujet ! »

Azkiel eut envie de répondre "non" à nouveau. Comment lui dire que c'était pas tout à fait ça ?

« Je ne t'ai pas menti. »

Il était lui-même censé savoir s'il était en colère ou non, quand même. Il était simplement un peu dépassé par ce petit frère.

« Ce n'est pas parce que je fronce les sourcils que je suis en colère. Et puis tu es comme moi, un enfant, on est pareils rapport aux Adultes, il faudrait que tu me fasses du mal pour que je me mette en colère contre toi. Et encore. »

Le bleuté trouvait malgré tout deux-cinq-point-cinq sympa. C'était pas tous les jours qu'il tenait une conversation aussi poussée avec quelqu'un, que ce soit parce que lui-même ne le faisait pas d'instinct ou parce que les autres n'en étaient pas capables. Il voulut le lui montrer, mais il ne savait pas trop comment faire.

« Je... »

Ah, c'était beau de vouloir commencer une phrase sans savoir la finir ! Abandonnant la parole, il leva sa main qui ne tenait pas la poussière et la posa doucement sur la tête de son cadet.

« Je t'aime bien, plutôt. »

Ses cheveux étaient tout doux, encore plus que les siens, c'était particulier sous les doigts. Ça lui fit repenser à un truc, et il eut un petit sourire en coin.

« Mais arrête de tordre le visage des gens. »

« Je ne t'ai pas menti.Ce n'est pas parce que je fronce les sourcils que je suis en colère. Et puis tu es comme moi, un enfant, on est pareils rapport aux Adultes, il faudrait que tu me fasses du mal pour que je me mette en colère contre toi. Et encore. »

Alcibiade, les bras croisés, avait repris une mine embarrassée. Il n’était vraiment pas en colère alors… ? Il ne comprenait pas vraiment le raisonnement de 2.5. Il n’était pas du tout comme lui ni comme les Adultes, mais 2.5 n’était pas non plus comme les adultes. Alcibiade n’arrivait pas à percevoir les cobayes, dont il faisait pourtant irrémédiablement parti, comme un seul groupe dans lequel il était intégré. Ils étaient trop nouveaux pour ça.


« Je... »


Alcibiade leva les yeux sans bouger vers la main qui s’approchait, l’appréhendant un peu bien qu’il soit curieux de voir ce qu’allait faire Azkiel. Finalement l’autre la posa sur sa tête, sans geste brusque ou en l’agrippant.


« Je t'aime bien, plutôt. »


…Taime ?  Thème ? Alcibiade n’avait jamais entendu ça non plus. Son hypothèse la plus probable était que ce soit une émotion proche ou dérivée de la colère, mais Azkiel ne semblait pas froncer les sourcils. De plus il souriait. Alors… C’était plutôt positif ?

« Mais arrête de tordre le visage des gens. »

Alcibiade grimaça malicieusement à cette phrase. Si 2.5 n’était pas en colère mais en thème, cela voulait dire qu’il était disposé au jeu !

« 2.5 n’est pas de ceux disposés à imposer des règles au grand Alcibiade s’il n’est pas un de ces Adultes ennuyeux ! Alcibiade ne cèdera pas face à l’oppresseur ! En avaant !»

Alcibiade se libéra de l’emprise de la main et commença à contourner le grand cobaye. Le plan d’attaque était simple. S’arrêtant un instant, il réussit à faire sortir ce qui ressemblait à une marche du mur qu’il utilisa comme marchepied pour ensuite sauter sur le dos de sa victime et s’accrocher comme un koala. Alcibiade ne pesait pas bien lourd, mais il pouvait parfois se révéler l’être. Il lui tira à nouveau les joues de son emplacement privilégié, avant de lui triturer cette fois les oreilles et tout spécialement la pointe de fourrure qui ornait le dessus et qui l’intriguait le plus. Sa queue duveteuse blanche et noire virevoltait de gauche à droite, révélant encore un peu plus son enthousiasme.

Ce n’était pas vraiment un jeu au sens d’Alcibiade, mais ce n’étais pas pour ça que ç’en était moins amusant à ses yeux.

Azkiel avait beau pas être un grand pro dans la divination de pensées, il lui suffit de voir le sourire de l'autre clampin pour se douter d'un truc.

« 2.5 n’est pas de ceux disposés à imposer des règles au grand Alcibiade s’il n’est pas un de ces Adultes ennuyeux ! Alcibiade ne cèdera pas face à l’oppresseur ! En avaant ! »

Avant qu'il n'ait eu le temps de se reposer la question de ce qu'était Alcibiade l'autre avait eu le temps de le contourner, lui sauter dessus et lui choper les joues. Sauf qu'Azkiel avait un sens de l'humour malheureusement très moyen, et il eut plus peur qu'autre chose en le sentant si fixement accroché dans son dos, si bien qu'il sentit l'énergie s'agiter en lui, commençant à s'échapper par ses mains. Ça pouvait pas rester là où ça pouvait, ça ! Paniquant totalement alors que le plus jeune s'amusait à lui tirer les oreilles, il finit par se secouer dans tous les sens, décrochant au bout d'efforts désespérés le plumeux de son dos et le balançant plus loin, tandis que de son corps jaillissaient des vapes bleutées qui se figèrent en longue piques dirigées vers l'extérieur autour de lui. Les yeux écarquillés, ramassé sur lui-même sur le sol il fixait l'autre gamin.
Bon, mauvais départ.
Quelle idée de lui sauter dessus aussi, tout geste brusque et/ou physique était interdit par les Adultes ! Avait-il voulu..l'attaquer ? Pourtant il n'avait pas mal ni rien, mais par tous ses frères et sœurs qu'avait-il voulu faire ?

« Qu...pourquoi ? »

Il ne comprenait pas vraiment, pauvre âme ignorante qu'il était. Azkiel ne jouait pas, ne chahutait pas, mais surveillait plutôt, de loin, réfléchissait, et dans ses grands jours...parlait. Alors cette agitation, bah il comprenait pas. Enfance pourrave maggle. Peut-être qu'en lui apprenant quelques notions de jeu ça irait mieux ?